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DESCRIPTION D' UN MANTEAU DE CHEMINÉE

Extrait de "Le Cabinet Historique de l'Artois et de la Picardie".


Il existe à Montreuil, au n° 9 de la rue des cordonniers, un manteau de cheminée en chêne sculpté digne de fixer
l'attention de l'antiquaire.
Ce morceau de sculpture, d'environ 2m 20 de longueur sur 0m 32 de hauteur, consiste en trois médaillons dont voici la
description :
Dans le médaillon de droite, figure un roi assis sur un trône entre deux personnages et devant lequel un soldat tient
d'une main un enfant que, de l'autre, il menace de son glaive. Au premier plan sont deux femmes dont l'une, à genoux, semble
implorer la clémence du roi et l'autre, debout, faire un geste d'assentiment.
Tout le monde reconnaîtra ici Salomon prononçant son jugement célèbre dans la querelle de deux courtisanes qui, demeurant
dans le même appartement, avaient eu chacune un enfant. L'un d'eux étant mort, sa mère avait dérobé l'enfant de sa
compagne, et les deux femmes étant venues devant Salomon se disputer l'enfant vivant : Qu'on le divise en deux, dit le roi, et
qu'on donne à chacune la moitié. L'une des femmes consentit, mais l'autre supplia le roi de donner l'enfant tout entier à sa
cruelle compagne plutôt que de le tuer, et, à cette prière, le roi reconnut la véritable mère.
Le médaillon de gauche représente une haute colonne surmontée d'une statue royale qu'un roi, placé tout auprès,
désigne du doigt à un certain nombre de personnages agenouillés. Au-dessus de ce groupe, un diable joue de la cornemuse,
tandis que, du côté opposé, un ange plane sur trois individus plongés dans une chaudière bouillante.
Ce qu'on voit ici, c'est la statue d'or ou plutôt dorée, haute de 60 coudées (90 pieds), que Nabuchodonosor fit élever à
son retour de la guerre de Judée. Les personnages prosternés sont les grands de l'État que ce prince a assemblés pour en
faire la dédicace et les forcer à l'adorer. Le diable se réjouit à la vue d'un tel spectacle, mais en même temps un ange apparaît
à trois jeunes hébreux : Anania, Mizaël et Azaria qui, jetés au milieu des flammes pour avoir refusé de se soumettre à l'ordre
du roi, y sont conservés d'une manière miraculeuse. Le roi, témoin par lui-même d'un miracle si étonnant, fit alors un édit par
lequel il défendit à qui que ce fût, sous peine de la vie, de blasphémer le nom du dieu d'Anania, de Mizaël et d'Azaria, et il
éleva ces trois jeunes hommes aux plus hautes dignités.
Le médaillon du centre est le plus important des trois.
En face des portes de l'enceinte d'une ville aux tours élancées et multiples et d'un effet si pittoresque avec leurs toits
aigus, des femmes éplorées viennent se jeter aux pieds d'un roi à cheval escorté d'arquebusiers montés, précédés eux-
mêmes de l'étendard royal. D'autres, pendant ce temps, quittent l'enceinte suivies de leurs enfants traînant derrière elles des
bêtes de somme chargées de toute espèce de bagages.
Le sujet de ce médaillon appartient-il comme ceux des deux autres à l'Ancien Testament, ou bien encore, l'artiste l'a-t-il
emprunté soit à l'histoire des anciens, soit à nos annales nationales, soit enfin à quelque épisode d'histoire locale. C'est ce
qu'il n'est pas facile de décider, les sculpteurs aussi bien que les peintres des siècles passés, peu préoccupés qu'ils étaient
de la vérité historique, ayant eu l'habitude de vêtir à la mode de leur temps les acteurs des faits les plus anciens.
Cependant nous pensons voir dans cette scène un épisode du siège de Paris au mois d'août 1590.
Paris est livré à la famine, le peuple est réduit à brouter l'herbe des rues, à dévorer les animaux les plus immondes, à faire de
la farine avec les ossements des morts exhumés des charniers ; une femme mange son enfant ; trente mille personnes sont
mortes de faim en trois mois. Les Parisiens, opprimés par leurs défenseurs, ne trouvent de pitié que dans le prince qui les
assiège; Henri IV laisse ses soldats leur monter des vivres au bout de leurs piques; il fait relâcher des villageois qui avaient
amené des charretées de pain à une poterne et, au risque de compromettre le succès de son entreprise, ce qui arriva, dix
jours avant Ia levée du siège, ne peut résister aux prières de quelques Parisiens qui, la nuit, s'étant jetés par dessus les
murailles dans les fossés, ont gagné son quartier et sont venus à ses pieds la permission de laisser sortir de la ville les plus
misérables d'entre eux. Le roi la leur accorde pour trois mille : il en sort plus de quatre mille auxquels il distribue ses
dernières pièces d'or, en leur disant : Allez en paix, le Béarnais est pauvre, il vous donne tout ce qu'il a (1).
Mais, dira-t-on sans doute : Pourquoi Salomon, pourquoi Nabuchodonosor autour de ce Sujet tout moderne ?
Le choix par l'artiste de ces épisodes de l'histoire ancienne n'a certainement pas été fait sans intention ; il s'agit seulement
d'en pénétrer le sens et c'est ce que nous allons tenter de faire ici.
A notre point de vue, Salomon représente Henri IV arbitre, comme ce prince dans son jugement, du sort de Paris qu'il
est près de prendre et qui est figuré ici sous les traits d'un enfant impuissant entre les mains d'un soldat personnifiant la
guerre. Devant lui se présente cette alternative soit de « régner sur des morts » s'il persiste à vouloir s'emparer de Paris dont
les habitants n'hésiteront pas à se sacrifier pour la cause qu'ils défendent, soit de lever le siège.
C'est à ce dernier parti qu'il s'arrête. Son coeur saigne à la vue des maux de ce peuple qu'il aime et dont il se dit le
père; il ne saurait les accroître encore et malgré tant d'efforts qu'il voit près d'être couronnés de succès, il préfère venir en aide
aux assiégés, se retirer même de cette ville dont, quelques jours plus tard, il est certain de se rendre maître et la laisser entre
les mains de la Ligue.
Nabuchodonosor renonçant non seulement à forcer les Hébreux, qu'il a vaincus, à adorer sa statue, mais encore amené à
reconnaître leur dieu, est aussi ici Henri IV qui, en présence de la résistance désespérée des catholiques à ne le point vouloir,
lui protestant, pour leur roi, devra, pour monter sur le trône de saint Louis, se résigner à abjurer, à embrasser la religion de la
majorité de la nation et, parfois aussi, à combler d'honneurs ceux qu'autrefois il eut à combattre (2).
En résumé, dans le médaillon de droite, l'artiste n'aurait-il pas voulu traduire ces paroles de Henri IV :
Il ne faut pas que Paris soit un cimetière; je ne veux pas régner sur des morts; je ressemble à la vraie mère de
Salomon : j'aimerais mieux n'avoir pas Paris qui, de l'avoir déchiré eu lambeaux.
Et dans celui de gauche, ce mot fameux : Paris vaut bien une messe.
Deux chasses relient ces sujets au médaillon principal.
Dans celle de droite, des chiens harcèlent ici un cerf, là un lièvre, chassés des bois environnant un castel du XVIe
siècle par un personnage à pied, armé d'une lance, et sonnant du cor.
Dans celle de gauche, un chasseur à cheval et au son du cor poursuit avec ses lévriers un sanglier forcé également
des bois. Au loin, sur un monticule, un moulin et une maison villageoise.
Certains verraient peut-être dans ces chasses quelque allu­sion aux événements du temps, mais, pensant qu'il fau se
garder de donner trop d'extension au symbolisme, la fantaisie ayant toujours été un des accessoires de l'art, il ne s'agit ici,
selon nous, que d'un simple motif d'ornementation.
Que maintenant notre interprétation des scènes reproduites dans les médaillons soit vraie ou fausses, le médaillon du
centre surtout indique d'une manière précise la date de ce travail, qui est celle du commencement du XVIIe siècle. Le costume
des guerriers suffit pour la lui assigner : on reconnaît bien là, en effet, les armures de ces hommes qui, après avoir rendu la
France unie au dedans, respectée au dehors, surent lui donner une paix si féconde.
En terminant la description de ce bas-relief, oeuvre, qui sait ? d'un de ces tailleurs d'imaiges montreuillois dont il serait
si curieux de retrouver les noms, nous souhaitons que ce morceau de sculpture recouvre son élégance et son fini par
l'enlèvement de l'épaisse couche de vernis qui le recouvre. Dans son ensemble, il n'est pas sans mérite et ce qui en
augmente encore la valeur, c'est qu'il est le seul de cette époque qui peut-être, à Montreuil, ait survécu aux transfor­mations
incessantes de nos habitations.


L.-M.-A. BRAQUEHAY.




(1) Voir d'après l'Estoile, Journal de Henri IV, et Sully, Mémoires, Chateaubriand, Analyse raisonnée de l'Histoire de France,
p. 378, et Henri Martin, Histoire de France, t. X, p. 122.
(2) C'est ainsi qu'à Montreuil, Henri IV maintint Charles des Essars de Meigneulx, dit le Ligueur, non seulement dans son
gouvernement, mais lui accorda une pension de 300 livres et que l'ancien maire Jehan de Poilly reçut de lui des lettres de
noblesse lui conférant le titre de Sainte-Maresville.


Texte scanné, passé en reconnaissance de caractères et remis en page par Frédéric BRASSEUR pour le site internet
http://docmontreuil.free.fr

Dernière modification de cette page : 22/09/04