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Texte scanné, passé en reconnaissance de caractères et remis en page par Frédéric BRASSEUR pour le site internet
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LA REINE BERTHE A MONTREUIL


Il existe à la citadelle de Montreuil une forte tour, bâtie en grès cimentés ; la tradition en attribue Ia
construction aux Romains. Cette tour, peu élevée, dont le sommet ne dépasse guère le parapet des
fortifications, est placée au-dessus de l'une des entrées de la forteresse et surmonte un vaste couloir
voûté, aboutissant, d'un côté comme de l'autre à une ouverture ogivale dont l'archivolte dénote le XIIIe
siècle. La tour elle-même est de forme ronde, un escalier de grès y donne accès; elle est aujourd'hui
éclairée de deux fenêtres cintrées, niais il est facile de voir que ces deux ouvertures ont été pratiquée après
coup. La voûte de la salle unique s'élève en forme de coupole hémisphérique jusqu'au toit; au sommet, se
trouve percée dans cette voûte, à 10 mètres au-dessus du sol, une lucarne ronde, étroite et profonde,
autrefois seule et unique ouverture éclairant cette lugubre prison, ce tombeau vivant.
En contemplant ces profondes oubliettes, on se sent pris de pitié pour les malheureux criminels
qu'engloutissait jadis ce gouffre béant ; et que diriez-vous, si vous saviez qu'on y précipita une femme,
jeune et belle, une mère, une épouse, une reine de France, une sainte, qui n'avait commis d'autre crime
que d'avoir déplu à son cruel maître et seigneur ? Ne foulez qu'avec émotion et respect le sol de cette tour :
c'est là que mourut la reine Berthe!
Un vieux chroniqueur d'Anjou, le père Émile, en relate ainsi qu'il suit la vie et les infortunes :
« L'an du Christ 1091. Au même concile de Clermont, où fut résolue la croisade sous le pape Urbain
II, se passa une autre affaire qui regardoit la personne du Roy particulièrement,
lequel s'étant laissé emporter à la violence d'une passion désordonnée, avoit commis une action
scandaleuse. Car, passant à Tours en l'an MXCI, il s'amoura de Bertrade, fême légitime de Foulques,
comte d'Anjou, surnommé le Réchin ou l'Aspre, homme luxurieux, cruel et téméraire, lequel ayant
surpris Géofroy, son frère (auquel apartenoit le comté d'Anjou), le retint prisonnier toute sa vie, et s'empara
de toutes ses seigneuries, et pour éviter le chastiment dont le Roy le menaçoit et appaiser Sa Majesté, il
luy remit le comté de Gastinois, usurpé par le comte d'Anjou sur ceux de Champagne, en quoy Philippe
manifesta par une seule action deux vices : l'avarice et l'injustice. Dieu ne voulant pas permettre qu'une
aussi insigne perfidie demeurast impunie ; sa vengeance s'ensuivit à la honte de Foulques et au blasme de
tous les deux, car le Roy lui fit ravir sa femme par un des gentils-hommes de sa cour, et le feu de son
amour impudique se renflammant par la jouissance, il la retint depuis, du vivant mesme du comte, et
renvoya la reyne Berthe, son espouse, à Montreuil, ville maritime, où son douaire estoit assigné......
»
Ainsi donc, selon cet historien, c'est en 1091 que la reine Berthe aurait été envoyée à Montreuil.
D'après une courte note insérée dans l'Almanach de 1851, la reine Berthe, à son arrivée à Montreuil en
1086 - erreur probable de date - fût reçue par des bourgeois, envoyés à sa rencontre, et parmi les noms
desquels on remarquait ceux de Caroule, Cayeux, Delahoue, Gence, Lignier, Masson, Dainguinhaut,
Heurin, Deroussent, Pérard, Hacot et Patté, tous noms encore connus à Montreuil. Mais il est facile de voir
que cette assertion est toute gratuite et complètement de l'invention de l'auteur, puisque ce n'est qu'après
les croisades (or la première est de 1096) que les familles commencèrent à prendre des noms propres.
La Reine fut confiée à la garde de Guy ler, comte de Ponthieu (ce qui donnerait à croire que si les
comtes de Ponthieu ne possédaient plus Montreuil, ils avaient du moins dans la ville un commandement
militaire). Ce Guy n'exécuta que trop sévèrement les ordres barbares de Philippe Ier. Enfermée dans la
tour profonde, dont la porte fut murée derrière elle - d'après la tradition locale, répétée par tous les
historiens - l'infortunée princesse y demeura prisonnière jusqu'à sa mort. Tous les jours on lui jetait, de la
lucarne haute, un peu de pain et on lui descendait une cruche d'eau. La légende rapporte qu'un brave
soldat eut pitié d'elle; il lui apportait souvent un peu de viande pour refaire ses forces épuisées. Surpris un
jour en flagrant délit de charité, il fut pendu aux créneaux du manoir.
Cependant Berthe n'était pas abandonnée. Tandis que l'Eglise, la grande protectrice des opprimés,
lançait ses foudres sur le front excommunié de Philippe et de Bertrade, Foulques le Réchin tentait de
recouvrer sa femme, et Florent, comte de Frise, père de la Reine, allait partout lui susciter des libérateurs.
Mais revenons-en au récit du chroniqueur :
Nous avons vu que le Roi avait répudié Berthe « au grand scandale de la chrestienté, qui avoit vu
rarement que nos rois tres-­chrestiens eussent donné des exemples d'une si déréglée incontinence. La
France, participant le plus à ce scandale, avoir seule la honte de voir que cette femme (Bertrade) eust pris
un tel empire sur les volontez du Roy, qu'il ne faisoit rien que ce qu'elle ordonolt, fermant les yeux aux
sainctes remontrances des prélats qui taschoient de le retirer de son vice.
« Foulques doncques, homme luxurieux, puni de ses adultères secrets par un adultère public,
n'ayant pas moyen de se venger de cette injure contre son roy, mourut quelque temps après de regret, et
aussitôt le Roy se résolut d'espouser publiquement Bertrade. Mais d'autant que cela ne se pouvoit durant
la vie de son espouse il en envoya demander la dispense au pape,
lequel dépescha un légat en France
pour cognoistre de cette cause. Si les intentions de Sa Sainteté furent saintes, celles du légat fureur feintes
; car ayant faist assembler bon nombre de prélats et docteurs à Senlis, pour prendre résolution sur la
requête du Rov, l'authorité ou les présens de Sa Majesté prévalurent tant sur la vérité et sur la justice, qu'il
fut conclu qu'il pouvoit légitimement espouser la comtesse, non-obstant l'opposition des plus sages de
l'assemblée, et singulièrement d'Yves, évesque de Chartres, qui soutint vigoureusement l'opinion contraire.
Nous avons vu ci-devant que le pape Nicolas Ier en avoit ordonné tout autrement en pareille cause contre
Lothaire, petit-fils de Louis le Débonnaire. Le Roy donc suivant la permission du concile de Senlis, espousa
publiquement Bertrade, témoignant autant de contentement en son front, que ses bons sujets portoient de
regret en leur coeur et de honte en leur visage. Le pape entendant combien cette action étoit scandalisé à
toute la chrétienté, donna commission à Hugues, archevesque de Lyon, de séparer cette copulation
adultère et même incestueuse, si (selon aucuns historiens) Bertrade étoit du sang royal, sur quoy plusieurs
synodes sont convoqués en vain, l'authorité du Roy et les artifices de sa nouvelle épouse ayant fait
évanouir les conseils des bons prélats, et tournant leur résolution en fumée.
« En ces entrefaites, une meilleure occasion ayant appelé le pape en France, à sçavoir pour y donner
la croisade dont nous avons parlé, Sa Sainteté faisant tenir le concile de Clermont, députa certains prélats
devers le Roy pour l'admonester de racognoistre son péché et quitter Bertrade pour reprendre Berthe, son
espouse légitime, et ce faute d'obéir a l'ordonnance de l'Église, lui déclarer qu'il estoit retranché de la
communion d'icelle, en laquelle tous les chrétiens entrent par la porte du baptême. Mais luy qui chérissoit
plus sa concubine qu'il ne craignoit les censures ecclésiastiques, demeura attaché à son impudicité, et les
députés s'acquittant courageusement de leur charge, le déclarèrent excommunié, ensemble tous ceux qui
le recoignoistroient pour roy, jusques à ce qu'il eut obéy à l'ordonnance de l'Église.
« Aucuns ont escrit qu'après que Philippe fut excommunié et dénoncé pour tel, on ne mettoit plus ès-
lettres royaus, regnante Philippo, ains regnante jesu. Toutefois c'est chose trop notoire à ceux qui ont
feuilleté les archives de nos roys et des grandes maisons, et des églises qu'on trouve plusieurs chartes du
temps que ce roy estoit excommunié, conçues sous l'authorité de son nom; comme pareillement on voit
bon nombre de lettres sous d'autres roys non excommuniés, avec la clause regnante Jesu par humilité
chrétienne.
« Quoi qu'il en soit, Philippe demeura si estonné de ce coup de foudre, que pour estre remis au giron
de l'Église, fit assembler à Beaugency les évesques des provinces de Reims et de Sens, en l'assemblée
desquels lui et sa Bertrade allèrent demander leur absolution, protestant et jurant que jamais ils n'auroient
accointance ensemble. Toutefois, soit que le synode recognût en eux de l'impénitence ou qu'il ne voulût
pas entreprendre de deslier ce que le Souverain-Pontife avait lié, il ne fut absous que l'année en suivant,
après le trespas du pape Urbain. C'est une circonstance notable en cette cérémonie qu'après que les
évesques lui eurent donné l'absolution le jour de la Pentecoste, ils luy mirent Il couronne sur la teste.
« Pascal, successeur d'Urbain, prenant cette action une entreprise sur son authorité, députa en
France un légat pour y convoquer un synode et cognoistre de cette cause. Le Rov dissimulant sa passion,
protesta qu'il s'était séparé de Bertrade (comme de fait il s'en estoit éloigné). Mais ayant obtenu son
absolution du légat, il la rappela avec plus de scandale qu'auparavant.
« Cette rechûte fut cause qu'un autre synode fut tenu à Poitiers, où le Roy fut excommunié de rechef.
Toutefois le pape Pascal estant venu en France, luy donna l'absolution au concile de Troyes, après que
Philippe et Bertrade eurent juré solennellement de se séparer pour jamais. Et de fait la comtesse se retira
en Anjou devers Foulques, son fils, et le Roy ne la rappela jamais ….. »
Qu'en est-il de cette assertion du père Émile? Guibert de Nogent, historien contemporain (1053-
1124), nous dit au contraire que Bertrade demeura avec Philippe jusqu'à la mort de celui-ci. Voici du reste
son récit : (Traduction de St-Prosper aîné, hist. de France.)
« Une passion, dont les emportements fougueux entraînent tous les âges et tous les rangs, s'était
emparée du roy de France. Sa première femme, Berthe, fille de Florent, comte de Frise, lui avait donné
trois enfants (1092); tant de liens, au lieu d'imposer au monarque un profond attachement, l'éloignèrent de
sa royale compagne. Il fit plus, il donna ordre qu'on l'enfermât, sans élever contre elle une seule accusation
; mais les droits de la reine Berthe, pour être méconnus, n'en restaient pas moins sacrés. Sur ces
entrefaites, Philippe fit la rencontre, à Tours, de Bertrade, femme du comte d'Anjou. Il paraît que Bertrade,
dont la position était des plus flétrissantes, demeura auprès de Philippe I­er jusqu'à la mort de ce prince.
Chose étonnante, elle obtint même pour douaire la terre de Haute -Bruyère, dans le diocèse de Chartres.
Enfin, on la vit mourir religieuse à Fontevrault, où elle avait fondé un prieuré. » (Livre II, ch. III.)
Que répondre à ce texte d'autant plus décisif qu'il émane d'un auteur tout à fait comtemporain ? Ils se
sont donc trompés, les nombreux historiens qui ont prétendu que le Roi avait renvoyé Bertrade et repris
Berthe, son épouse légitime, après une captivité de deux ou trois ans. Il est prouvé que Berthe mourut en
disgrâce, et très probablement dans la tour du château de Montreuil, en 1095 ; car c'est ainsi que le dit la
tradition populaire.
La reine Berthe serait sans aucun doute morte de faim bien longtemps auparavant, sans le
dévouement des femmes et des jeunes filles de Montreuil, vivement touchées du malheur de leur Reine,
ces généreuses chrétiennes établissaient, chaque dimanche, afin de quêter pour elle, de petites chapelles
au coin des rues. Cet usage, restreint depuis aux dimanches de carême, est encore observé par les
enfants pauvres de la ville, qui élèvent à cet effet de petits reposoirs sur des chaises et recueillent des
aumônes. Intéressante à la fois par l'événement auquel elle se rattache et par la régula­rité avec laquelle
elle s'est perpétuée depuis près de huit cents ans, cette coutume porte le nom de quête à la reine. Les
enfants en faisant cette quête chantaient autrefois
Une chansonen patois que M. le baron A. de Calonne a publiée dans les Souvenirs et Légendes du pays
de Montreuil.
La persistance de ce vieil usage est vraiment curieuse; il n'y a que dans les petites villes que
subsistent ainsi les vieux usages. Dans les grands centres, ils disparaissent rapidement. Ainsi il y a
longtemps qu'une coutume analogue, la quête de sainte Geneviève, a disparu à Paris.
Morte de faim sur son grabat, en l'an 1095 selon la tradition, l'infortunée Reine fut ensevelie dans le choeur
de l'église Saint-Saulve. Aujourd'hui encore, les boiseries mesquines du grand autel cachent une petite
niche en plein cintre contenant une statue de femme. Ce serait, d'après une opinion Populaire, le tombeau
de la reine Berthe.
Nous ne saurions mieux terminer cette courte notice qu'en citant ces vers d'un poëte de notre ville :
Un invisible ami protège notre enceinte,
Et cet ange gardien, c'est l'ombre de la sainte,
Qui se souvient dans son cercueil;
Qu'à nos vieux murs toujours elle soit tutélaire.
Ah! laissons la légende à la tour séculaire,
Et le sou de la Reine aux enfants de Montreuil!


Vte E. DU PONT.



Extrait de « Le Cabinet Historique de l'Artois et de la Picardie , t. I, p. 20 à 22 et 30 à 39. »



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